Une année en REP+ : 55 minutes

Publié le par Loumánková

La cloche vient de sonner. Dans la cour, des pions à l'allure martiale s'empressent de ranger les élèves par classe.

Lorsque j'arrive à l'emplacement de la 5e4, une bagarre éclate. La haine aux yeux, deux élèves tentent de s'étrangler. Le temps de les séparer, j'en aperçois deux autres qui commencent à s'insulter et à se rouer de coups. "Sale fils de pute, va crever ! " "Toi, t'es mort ! t'es mort !" Avec l'aide d'un collègue, on parvient à les séparer. Nous pouvons enfin rejoindre la salle de classe. 

Avant de leur faire franchir le seuil de la porte, j'impose un minimum de calme dans le couloir. Je sens que l'heure ne sera pas de tout repos.

Une fois debout devant leur table respective, j'exige le silence avant de leur souhaiter le traditionnel "bonjour". Mais ce n'est pas chose facile, ici, en REP+. Aujourd'hui, il me faudra 10 bonnes minutes pour avoir le calme pendant quelques petites secondes. 10 minutes pour que les élèves se rendent compte qu'ils ne sont plus en récréation, 10 minutes pour cesser de gesticuler, râler, bavarder.

"Bien, bonjour à tous, vous pouvez vous asseoir". Ripement de chaises au sol. "Sortez vos cahiers, trousses et carnets sur la table !"

Le temps de faire l'appel et le brouhaha reprend.

"Mamoudou, t'as fait ta punition ?" "Oui M'dame ! Je peux la déchirer maintenant ?"

"Mohamed, toi aussi, ta punition ?" "Moiiii ? Hé M'dame, j'avais pas punition moi !" "Si, si, pour les boulettes de papier" "Quoi ? Moi j'ai jamais fait ça ! N'importe quoi ! "

20 minutes se sont maintenant écoulées depuis la sonnerie. "Ok, on va reprendre le cours là où on s'était arrêtés. Qui peut rappeler ce qu'on a vu la dernière fois ?" Visiblement, personne ne semble volontaire pour participer ne serait-ce un minimum à mon cours. Je leur fais rapidement le résumé, entrecoupé de "silence Wassim" et de "tais-toi Johanna", avant de les mettre à la rédaction du titre du jour. 

"Pendant que vous écrivez, je veux le silence total. Total, n'est-ce pas Tasnim !" Un rapide coup d'œil à ma montre m'indique qu'on arrive à la demi-heure de cours.

"Je vous distribue un texte avec des questions. On va lire le tout ensemble pour que tout le monde ait bien compris. Chaïna, pourquoi ton cahier est encore fermé ? Tu attends quoi ?"

Photographie de Robert Doisneau

Photographie de Robert Doisneau

On n'imagine pas le temps nécessaire pour écrire 2 lignes de titre... Une fois la classe prête à se concentrer sur le texte, je demande un volontaire pour la lecture. Mansour lève la main et commence à déchiffrer difficilement la présentation de l'Oasis de Tozeur en Tunisie. Les bavardages reprennent de plus belle. "Oh ! On se tait maintenant et on l'écoute !" "M'dame, pourquoi on fait la Tunisie et pas l'Algérie ? L'Algérie c'est mieux !"

A ce moment-là, un élève tombe de sa chaise à force de gesticuler. "Bien fait pour toi, pauv' con !" lui lance une élève. Rouge de rage, il se relève et se met à hurler : "Je veux que tu meures ! Que tu meures ! Personne ne t'aime ! Regarde, personne ne t'aime dans cette putain d'classe !"

Encore cinq minutes perdues, le temps de convaincre l'élève de s'asseoir, lui expliquer que je ferai un rapport, le voir fondre en larmes.

"Comme vous êtes incapables de vous taire, vous allez bosser seuls comme des grands sur le texte jusqu'à la sonnerie. Et dans le calme !"

Je circule dans les rangs, tentant de les mettre au travail. "M'dame, il est même pas français votre texte, j'comprends rien !"

Enfin, la cloche sonne. Enfin la libération. "Au revoir et bonne journée ! On se voit demain !" En face, pas un mot à mon égard mais un troupeau d'élèves qui se précipitent vers la sortie en hurlant.

La classe suivante se range déjà devant la salle. Je reste quelques secondes à mon bureau, le temps de respirer, de maîtriser ma colère, ma fatigue, ma tristesse. Et c'est reparti pour un tour !

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